La complexe équation frontalière
- Frontalier France Suisse
- 20 févr. 2020
- 4 min de lecture
Pression sur les salaires, filières de recrutement: les travailleurs français sont souvent pointés du doigt.

Source: Lecourrier.ch
«Je te propose ce salaire, c’est toujours mieux que ce que tu peux gagner en France.» C’est l’offre reçue par Sophie*, frontalière française résidant en Haute-Savoie et travaillant dans une organisation internationale à Genève. «Une collègue suisse m’a par la suite clairement signifié que ce salaire est inférieur à ce qu’il devrait être, explique-t-elle. Mais j’avais besoin de cet emploi qui, en plus, correspondait à un poste de rêve. J’ai donc accepté. Je suis consciente qu’un tel salaire constitue une forme de concurrence déloyale et cela me met mal à l’aise.»
L’expérience de Sophie est-elle emblématique? «Etablir les cas de dumping salarial est complexe», regrette Yves Defferrard, secrétaire régional du syndicat Unia Vaud. «Dans notre canton, une commission tripartite doit prouver que les niveaux de salaire sont abusifs de manière répétitive. Et même si un cas de dumping est constaté, les mesures coercitives sont insuffisantes.»
En l’absence de données chiffrées, l’attention accordée par les syndicats à la sous-enchère salariale laisse supposer un risque bien réel. Ainsi, Unia Genève insiste sur la nécessité de protéger tous les travailleurs. «Nous incitons les frontaliers à ne pas accepter des salaires trop bas, afin de ne pas favoriser une spirale à la baisse», insiste Alessandro Pelizzari, secrétaire régional. «Nous luttons quotidiennement contre les employeurs pratiquant le dumping.»
Dumping de la formation
Le syndicat genevois peut compter sur un allié du côté français. Le Groupement transfrontalier européen organise régulièrement des séances d’information. «Nous sensibilisons les candidats frontaliers pour qu’ils se positionnent correctement lorsqu’ils négocient leur salaire», indique Gabriella Taricone, responsable du Service de l’emploi. «Nous rappelons qu’accepter un bas revenu contribue aux tensions transfrontalières et à une pression généralisée sur les salaires.»
Laurent Paoliello, directeur de la communication du Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé du canton de Genève, rappelle que «payer un collaborateur au salaire minimal prévu par la CCT ou par un contrat-type ne relève pas du dumping salarial qui, lui, est un acte illégal». Il pointe en revanche d’autres problèmes: l’engagement de frontaliers non formés à la place de personnes formées et résidant en Suisse ou celui de frontaliers surqualifiés à des postes qui pourraient revenir à des résidents en Suisse ayant les qualifications adéquates. «On pourrait parler de dumping de la formation», estime le responsable. Et de tacler au passage les syndicats, «peu regardants face à ce phénomène, car ils comptent de nombreux frontaliers dans leurs rangs».
Que fait alors le canton? «Lorsque l’Etat engage des collaborateurs, il privilégie à compétence égale ses résidents, répond Laurent Paoliello. Les institutions subventionnées sont dans l’obligation de recevoir des candidats habitant en Suisse, mais elles ne sont pas forcées de les engager. Avec le secteur privé, nous privilégions le dialogue afin qu’il cherche d’abord des collaborateurs en Suisse. Nous notons déjà un changement de mentalité.»
“On m’a dit que le salaire mensuel était de 2 500 francs.” Amélie*
Isabelle Fatton, secrétaire patronale de la Fédération du commerce genevois, confirme que «lorsqu’ils cherchent des collaborateurs, les membres de notre organisation s’adressent d’abord à l’Office cantonal de l’emploi pour voir si des personnes sont disponibles».
Encore faut-il que la paie soit à la hauteur. Dans le canton de Genève, un salaire mensuel minimal de 4000 francs brut est garanti dans le commerce de détail pour les personnes sans qualifications, selon Isabelle Fatton. «Certains salaires minimaux prévus par les CCT et les contrats-types sont insuffisants pour vivre en Suisse sans un revenu accessoire. Cela explique également que les postes concernés sont davantage occupés par des frontaliers», relativise Laurent Paoliello.
Des salaires insuffisants, Unia Vaud en dénonce, notamment dans la vente. Amélie* en a fait l’expérience. Cherchant un emploi, cette Suissesse était tombée sur une annonce pour un poste dans un grand magasin de la région lausannoise. «Durant la discussion, on m’a dit que le salaire mensuel était de 2500 fr. à 100%. Rétorquant que c’était insuffisant pour vivre, on m’a alors suggéré d’aller vivre en France.» Elle constate qu’il n’y avait que des frontaliers dans ce magasin.
Filières de recrutement
Existerait-il des «filières de recrutement» qui excluraient les résidents suisses? «Il arrive que certains cadres français activent leurs réseaux pour engager des frontaliers de leur connaissance. Cela n’est pas illégal, mais c’est souvent mal perçu au sein de la population», reconnaît Catherine Laubscher, secrétaire régionale d’Unia Neuchâtel. «Il existe des filières de recrutement qui contournent les employés potentiels établis en Suisse», abonde Yves Defferrard.
Jean-Marc Beyeler, chef du Service juridique du Centre patronal vaudois, est plus mesuré: «Nous n’avons pas eu connaissance de l’existence de telles filières. Nous ne pouvons cependant pas affirmer que cela n’existe pas.»
Quoi qu’il en soit, l’économie ne peut se passer des frontaliers, à l’exemple de Genève. «Ils sont 85’000 et le nombre de nos chômeurs est d’environ 10’000», rappelle Laurent Paoliello. «Nous sommes cependant critiques face à l’argument de certains employeurs affirmant ne pas trouver les compétences requises en Suisse. Lorsque nous savons qu’un frontalier au chômage sur deux est sans qualification professionnelle, nous nous demandons pourquoi un résident suisse ne peut être engagé.»
* Prénom d’emprunt
Source: Lecourrier.ch
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